« … C’est ainsi, alors même qu’il ne réside pas en Corée mais à Rouen, que j’ai découvert cette toile hypnotique de Guillaume Montier. Par hasard, alors que j’errais sans véritable but, redirigé à mon insu d’un serveur DNS à un autre, dans le cliquetis général, inoffensif de réputation, qu’est devenue la vie de chacun.
La sorte de verrue sur le front, plus grosse que celle au dessus de la lèvre, à droite de la bouche, et dont on ignore si c’est un noeud de la toile intégré à la représentation ou un véritable défaut de la peau du modèle, nous dit : « Ce tableau n’est pas une entreprise de séduction. Amateur de beauté complaisante, passe ton chemin ».
La bouche, tordue, pincée, on dirait presque abimée par quelque couteau lors d’une ancienne baston de gangsters, cette bouche, on la dirait issue d’un vieux film d’Alain Delon. C’est une bouche qui retient une phrase, un discours, peut-être toute une théorie. C’est la bouche d’un secret.
Des rehauts très blancs humidifient la lèvre inférieure. Il s’est mordu la lèvre il y a un instant, justement pour ne pas parler.
Visez la cravate, top-élégante, ni trop ajustée ni trop débraillée, et dont le contraste fort met en valeur toutes les nuances du visage. Sur la cravate 5 gris, sur le visage 40.
Léger strabisme divergent des yeux. En fait le modèle me fait beaucoup penser au loubard dans « Belle de Jour », qui finit par tirer sur le mari de Séverine et le coller à jamais dans un fauteuil roulant. « Marcel », il s’appelait Marcel dans le film.
L’isolement de l’oreille, comme une île dans la nuit, est majestueux. Les reflets dans la mèche au-dessus du front sont lumineux juste ce qu’il faut. La lumière est systématiquement juste.Ce tableau me procure une grande sensation de densité. Il ne pue pas l’application comme beaucoup de toiles qui s’imaginent capitaliser toujours plus de picturalité par le simple mécanisme du temps à l’ouvrage. Naïveté du savetier. Ici la concentration n’est pas un crédo. Ce tableau a une force que je ne me suis expliquée qu’après avoir rencontré Guillaume Montier. Cette force, c’est un peu pathétique à dire mais c’est l’amour.
Il s’agit d’un portrait de son père, quand il était jeune, un soir où il avait fait « Le Mur » pour aller s’amuser. S’est-il amusé ? S’amuse-t-on de toute manière lors d’une évasion ?Le véritable amour n’entraine jamais un effort scolaire, il déploie en peinture l’immense précaution du peintre, une sorte de prudence fétichiste, une délicatesse fervente. Guillaume Montier a représenté son père, jeune, libre mais inquiet, au moment où il est lui-même jeune, libre mais inquiet pour son père.Si les pouvoirs prêtés aux icônes sont réels, il a fait le maximum.»
Extrait du texte de Marc Molk pour Le mur. « Plein la vue, la peinture regardée autrement » Editions WILDPROJECT 2014